Débat

Après les attentats, les défenseurs des libertés inaudibles

Procès des attentats du 13 Novembre 2015dossier
Alors que la prorogation de l’état d’urgence est discutée aujourd’hui à l’Assemblée, associations de défense des libertés et opposants aux récentes lois sécuritaires cherchent comment faire entendre une autre voix dans le contexte né des attaques.
par Amaelle Guiton
publié le 19 novembre 2015 à 11h52

Comment continuer à parler de défense des libertés après l'onde de choc des attentats terroristes de Paris et de Saint-Denis ? D'après un sondage Ifop publié mardi par le Figaro et RTL, 84 % des personnes interrogées, «pour mieux garantir [leur] sécurité, [sont prêts] à accepter davantage de contrôles et une certaine limitation de [leurs] libertés». Deux jours avant, le Parisien.fr questionnait ses lecteurs : «Pensez-vous que la loi renseignement est suffisante ?» Quelque 13 000 votants, plus de 85% de «non». Pour ceux qui ont bataillé contre ce texte – et, avant lui, contre la loi antiterroriste adoptée à l'hiver 2014 –, il est délicat, ces jours-ci, de faire entendre une autre voix.

«Personne n’a envie de dire ça à ce moment-là»

«On est dans un moment où il est très difficile de dire qu'il faut se poser des questions, explique à Libération Laurence Blisson, la secrétaire générale du Syndicat de la magistrature (SM, classé à gauche). C'est ce qu'on avait essayé de faire, d'abord en exprimant ce qu'on ressentait, ensuite en disant que l'état d'urgence n'est pas une mesure anodine. Personne n'a envie de dire ça à ce moment-là, or c'est cette semaine que l'état d'urgence va être prolongé.» Lundi, le communiqué du SM, suite à l'intervention du chef de l'Etat au Congrès, a provoqué la fureur du Syndicat des commissaires de la police nationale (SCPN), qui l'a qualifié d'«allié objectif de tous les terrorismes».

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«Bien sûr qu'il faut une action forte des services de police et de justice, que les services de renseignement soient à pied d'œuvre pour identifier les potentiels dangers, poursuit Laurence Blisson. Il faut des moyens, on ne l'a jamais contesté. Ce qu'on dit, c'est que l'existence de garanties ne nuit pas à l'efficacité.» Elle rappelle que l'assaut donné à Saint-Denis était possible hors état d'urgence. Or, juge-t-elle, «ce discours-là est très largement inaudible : il est renvoyé à une absence d'empathie, ou à une déconnexion de la réalité». «On voit bien que c'est compliqué, abonde la présidente de la Ligue des droits de l'homme (LDH), Françoise Dumont. La pression des événements pèse extrêmement fort. Mais l'état d'urgence, la plupart des Français ne savent pas ce que cela implique, à court ou moyen terme. On a, les uns et les autres, un travail de pédagogie à faire.»

«Il faut une réflexion large» 

Le projet de loi qui prolonge de trois mois l'état d'urgence et modifie la loi de 1955, présenté mercredi, est examiné ce jeudi à l'Assemblée. De rares députés ont annoncé qu'ils ne le voteraient pas, tels le vert Sergio Coronado ou le «frondeur» socialiste Pouria Amirshahi. «Avec l'état d'urgence, les préfets peuvent interdire des réunions publiques, des manifestations, au moment où les Français ont plus que jamais besoin de se parler, où il faut entraîner la société mobilisée, explique-t-il. Rien ne dit qu'ils feront jouer l'ordre sécuritaire, mais cela veut dire qu'on accepte l'idée de tomber dans un régime exorbitant du droit commun.» La députée LR Laure de la Raudière, également très présente lors des débats sur la loi antiterroriste et la loi renseignement, se dit, elle, «favorable à sa prolongation» : «Je me suis toujours opposée aux mesures sécuritaires inefficaces, mais quand les mesures de sécurité sont efficaces, elles doivent être mises en œuvre pour lutter contre le terrorisme, ça ne fait pas discussion. Je préfère qu'on déclare l'état d'urgence plutôt que de faire une nouvelle loi inefficace, liberticide et qui restera après.»

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«La rhétorique de l'état d'urgence, de la guerre, est assez dangereuse parce qu'elle conduit à ce qu'il n'y ait pas de remise en question, s'alarme de son côté Adrienne Charmet-Alix, chargée des campagnes de l'association la Quadrature du Net. Il faut de la transparence, une réflexion large, qui associe la société civile, et qui reprenne tous les problèmes : la stratégie géopolitique, les accords économiques avec certains pays, le modèle de société qu'on a en France, l'efficacité des services de renseignement…» Or, avec la révision annoncée de la Constitution, «il y a une rapidité, une ambiance qui fait qu'aucune discussion n'est possible». «Le débat constitutionnel, on peut en discuter en soi, mais dire qu'on va le mener en période d'état d'urgence, c'est incompatible avec une démocratie ouverte et vivante, tempête Pouria Amirshahi. Surtout pour envisager des mesures qui, jusqu'à maintenant, n'étaient portées que par la droite et l'extrême droite.»

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«Les démocraties risquent de s’abîmer»

Or, la révision constitutionnelle n'est pas le seul chantier ouvert par le gouvernement, qui a annoncé ce mercredi de nouvelles mesures pour «compléter les lois qui ont été adoptées depuis 2012 – deux lois antiterroristes, une loi sur le renseignement». «Il y a un moment où les démocraties risquent de s'abîmer à alimenter la surenchère sur des dispositifs de sécurité de moins en moins contrôlés par les citoyens et les institutions, sans qu'il soit prouvé qu'ils aient fait preuve d'efficacité», avertit Pouria Amirshahi. Même écho du côté d'Amnesty International : «Pour nous, c'est une question de conviction et d'expérience sur les quinze dernières années : les mesures d'exception qui vont à l'encontre des libertés publiques ne permettent pas de lutter efficacement contre le terrorisme, avance Nicolas Krameyer. Les états d'exception qui se pérennisent, c'est l'Etat de droit qui est mis à mal.» Lui aussi appelle à un large débat : «Il va bien falloir s'interroger sur ce qui a permis que de tels actes soient commis.»

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